Les frontières : un débat contemporain 2
Cultures & Conflits, 26-27 | 2001
Malcolm Anderson
Les frontières : un débat contemporain
1 Malcolm ANDERSON1
2 Comment penser les frontières en cette fin de XXe siècle ? Perçues comme une question
marginale pendant des décennies, elles sont depuis les années 1990 une question centrale des
relations internationales. Certes la frontière irlandaise, en Europe, et la frontière d'Israël, au
Moyen-Orient, étaient considérées comme des cas particuliers de conflits territoriaux mais
non comme des illustrations du problème général des frontières. Cette relative négligence à
l'égard des frontières, pendant environ quarante ans, a temporairement masqué les incertitudes
sur la nature, les fonctions et la signification de celles-ci, qui sont aussi vieilles que l'État
souverain. Qu'est-ce qu'une frontière internationale ? Les frontières ne sont pas simplement
des tracés sur une carte, un lieu géographique unidimensionnel de la vie politique, où un État
finit et un autre commence2. Elles sont des institutions établies par des décisions politiques et
régies par des textes juridiques. La frontière a été et, en bien des sens, demeure une institution
politique de base : dans une société avancée, aucune vie économique, politique ou sociale
régulée ne pourrait s'organiser sans elle. Les lois régissent des territoires clos, dans lesquels les
systèmes juridiques impliquent qu'il y ait des frontières établissant un cadre à l'intérieur duquel
on peut arbitrer les conflits et imposer des sanctions. Une justice distributive est indissociable
de communautés spécifiques à l'intérieur de frontières définies ; la vie politique dans un État
de droit nécessite des territoires et des populations définis, avec un accès restreint aux droits
et aux devoirs qui forment la citoyenneté. Malgré l'introduction de la citoyenneté européenne,
ces droits sont réduits par les frontières d'État - même une revendication de nationalité par le
jus sanguinis implique un lien avec un État et un territoire. Comme l'a montré la Convention
de Vienne sur la succession des États de 1978, le caractère primordial des frontières est
affirmé par le droit international public. Quand un État s'écroule, les accords concernant ses
frontières ont force de loi - les frontières sont donc considérées comme prioritaires et reconnues
comme une condition préalable à la reconstitution de cet État. À l'intérieur de ses frontières,
l'État a été appréhendé comme une juridiction souveraine et la doctrine weberienne du
monopole de la violence légitime de l'État sur son territoire est encore presqu'universellement
reconnue. La revendication de l'État moderne d'être " la source exclusive des pouvoirs et des
prérogatives de la Loi "3 ne peut se réaliser que si ses frontières sont rendues imperméables
à une intrusion étrangère non souhaitée. Mais cette vision de la frontière étatique n'est pas
l'expression d'un ordre naturel immuable. Des conceptions différentes de la frontière existèrent
bien avant l'État souverain moderne et d'autres émergeront après son décès. En plus de ces
éléments qui définissent un État " souverain ", les frontières sont des processus politiques
pour quatre raisons : Premièrement, les frontières ont été l'instrument de la politique des États,
ceux-ci essayant de changer à leur avantage la localisation et/ou les fonctions de celles-ci.
Deuxièmement, les politiques et les pratiques de l'État sont limitées par le contrôle de facto
qu'un gouvernement exerce sur ses frontières. Dans notre monde contemporain, l'incapacité
des gouvernements de contrôler la circulation des personnes, des biens et des marchandises
change la nature de l'État et des frontières. Troisièmement, au XXe siècle, les frontières
sont généralement des marqueurs d'identité - normalement de l'identité nationale, mais une
identité politique peut dépasser le cadre des frontières d'un État-Nation ou être plus limitée.
En ce sens, les frontières sont une partie intégrante des croyances et des mythes sur l'unité
du peuple, et parfois des mythes sur l'unité " naturelle " du territoire. Ces " communautés
politiques imaginées ", pour reprendre la formule consacrée de Benedict Anderson4 à l'égard
des nations, ont parfois de profondes racines historiques. Elles se rattachent à la forme la
plus puissante de lien idéologique du monde moderne : le nationalisme. Les communautés
politiques imaginées peuvent transcender les limites de l'État, mais, de même, les mythes de
l'unité régionale, continentale et mondiale connaissent aussi des limites précises entre ami et
ennemi5, même si les mythes unitaires peuvent se créer ou évoluer avec une rapidité étonnante
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